INTRODUCTION

Les livres d’Histoire de la Musique (ou de la Théorie musicale) disponibles dans les librairies, les bibliothèques et les sites Internet1 sont nombreux, et certains sont excellents. Si chaque livre a une approche propre, plus ou moins différente de celle des autres, ils sont unanimes pour présenter leur contenu selon une ligne de conduite presque invariable. Ils racontent l’historique des faits musicaux (Moyen-âge, Renaissance, Baroque, Classique, etc.) communément cités et admis en Occident, en Europe de l’Ouest plus précisément.
Notre ouvrage est moins conformiste, il a une approche plus profonde. Bien entendu il cite et récite les faits musicaux depuis de nombreux siècles, les explique, les analyse, les décortique et finit par découvrir de nombreuses incohérences. Qu’on se rassure, ce n’est pas la faute des musiciens (qui ont créé des œuvres magnifiques, gravées dans notre mémoire collective pour l’éternité), mais celle des musicologues, théoriciens et autres académiciens et scolastiques qui ont tout fait pour imposer leurs idées (pour ne pas dire leurs dictats), et dont la plupart n’ont jamais brillé par leur création musicale. La Musique a évolué de concert avec la Théorie Musicale : réduction de la tonalité à 2 modes (majeur et mineur)2, disparition des anciens micro-tons3 encore présents dans le chant byzantin, développement de la Polyphonie (théologie sonore4) au détriment de la monodie, mythe des notes tonales et modales, rôle exagéré de la quarte comme consonance, etc.
La musique est une activité humaine qui a duré des millénaires, et par conséquence sujette aux caprices humains et aux « avatars de parcours »5. Elle a beaucoup évolué, sous l’impact de différents facteurs, parfois sans raison apparente; et la recherche de l’Esthétique n’était pas toujours le principal objectif. Pour marquer ses territoires d’influence, l’Eglise Catholique a contrôlé le Chant grégorien [27], ce qui limitera ou du moins canalisera la créativité des compositeurs. La Polyphonie a été gérée par l’Eglise (exemple : Décrétale du Pape Jean XXII, cf. chapitre III, III.7 et note de renvoi 19), les œuvres étaient vouées au culte (comme d’autres arts : peinture et sculpture), et jusqu’à la fin de la Renaissance les théoriciens étaient presque tous des ecclésiastiques.
Pendant ce temps on a négligé tout un pan de l’héritage de l’Humanité, la musique traditionnelle : celle des ménestrels6 (au sens large : troubadours, trouvères, cantadors ibériques, minnesingers et meistersingers germaniques, etc.). Ils ont créé, depuis le 11ème siècle, des œuvres dont les thèmes sont encore repris de nos jours. Rien qu’en France, environ 2300 chansons sont répertoriées entre le 12ème et 15ème siècle (De La Cuesta [38]). Il sera donc question, plus que dans n’importe quel autre ouvrage, de musique traditionnelle, profane7. Il ne s’agit pas de musique folklorique ou populaire mais de cette musique raffinée8 que les historiens ne classifient pas dans le genre « savant ». Un exemple typique est celui des Cantigas, des chansons « compilées » au 13ème siècle, inspirées du folklore ibérique. Les études sur ce sujet pourraient bien faire le lien étroit entre la musique dite savante et celle du peuple, malheureusement elles sont presque toutes rédigées en espagnol ou en portugais.
Nous estimons qu’on a passé beaucoup de temps à développer la Polyphonie, au détriment de la mélodie. La Polyphonie n’était pas la seule voie, puisque dès le 10ème siècle le Plain-chant s’est séparé en 3 axes (chap. III) : grégorien, byzantin et hispanique; le deuxième possède un charme oriental ayant une richesse mélodique et intervallique, et le troisième a subi l’influence des cantadors hispaniques de différentes cultures. La Modalité du haut Moyen-âge a bénéficié de l’apport de quelques intervalles hérités des grecs, comme la diesis (¼ de ton) ou le spondiasme (¾ de ton). Le quart de ton a été éliminé par D’Arezzo au 11ème siècle mais il a survécu (cf. « le Lucidarium » de Marchetto [23] et le « Manuscrit de Montpellier H196 » [25]) en pratique jusqu’à la Renaissance où le terme chromatisme (dans les madrigaux de Gesualdo et les chansons d’Antoine de Bertrand9) avait une signification différente de celle d’aujourd’hui. En fait, il s’agissait plutôt d’ultra-chromatisme (Sabaneev, [28]).
Si on peut constater que la Renaissance musicale (Vendrix [76]) avait déjà commencé vers 1400 (fin de l’Ars Nova et début de l’école franco-flamande), le grand changement a eu lieu vers la fin du 16ème siècle lorsqu’on a senti le besoin viscéral d’un retour à la mélodie. On a abandonné la complexité du Motet (et de la Polyphonie en général), et on a mis en exergue le thème monodique. Officiellement (chez les historiens), la Mélodie Accompagnée (cantate, opéra, oratorio) est apparue au début du 17ème siècle, mais dès le milieu du 16ème siècle le Madrigal et la Chanson (française, et son équivalent italien) étaient fondés sur un thème mélodique. On était revenu à la source, aux chants et danses populaires10 qu’on a introduits dans la musique dite savante, pour avoir les suites (de danses : pavane, gaillarde, etc.). Ces suites vont se transformer en sonates en remplaçant les noms de danses par des termes italiens de mouvements. La « Forme Sonate » sera la plateforme de toute la musique instrumentale occidentale : sonates, concertos, symphonies, … qui feront le bonheur des mélomanes. Cette catégorie de citoyens qu’on appelle les mélomanes n’apprécie que la musique harmonique, alors que le reste (qui constitue quand même la quasi-totalité de la population) préfère la musique monodique ancrée dans la Tradition, souvent rythmée. Ce rythme-là va émerger dès le début du 20ème siècle (Stravinsky) et résonner dans la musique contemporaine tous styles confondus; c’est encore une fois un retour aux sources.
La période baroque (Monteverdi, Vivaldi, Haendel, Couperin, Charpentier, etc.) est une période passionnante par l’esthétique (et la musicalité) de son répertoire10. Faut-il rappeler que le générique de l’Eurovision est l’œuvre de M.-A. Charpentier, un compositeur longtemps resté dans l’oubli. C’était une période tampon entre l’Harmonie et le Contrepoint (chap. II), et les supporters de la musique harmonique (Rameau) ou mélodique (Rousseau) ne lésinaient pas sur les arguments pour défendre leurs opinions (s-chap. VI.5). Mais après Beethoven et l’ère classique, la musique (à quelques exceptions près) s’est progressivement académisée. Cela a poussé des musiciens du début du 20ème siècle (comme le Groupe des Six) à plaider en faveur d’un retour à la simplicité.
L’Opéra (avec le Ballet) est un mélange de musique et de divertissement; il a pris naissance dans les années 1600 et a continué à évoluer jusqu’en 1900, avec de grands maîtres d’abord italiens puis français. C’est un genre qui a occupé longtemps le paysage musical et a suscité des querelles entre les partisans du style français et ceux du style italien.
Si, dans la 2ème moitié du 19ème siècle, il reste encore des compositeurs à faire des œuvres dans l’esprit classique (Tchaïkovski, Dvorak, etc.), la musique romantique subit les impacts de l’impressionnisme et de l’expressionisme sans en porter le nom. On se focalise sur le timbre (nouveaux instruments) et sur l’orchestration (les deux sont liés), sur les dimensions de l’orchestre et sur les nouveaux accords. La mélodie, le rythme, et même l’Intonation (alternance de tensions et détentes) sont noyés dans la monotonie; on s’éloigne de l’esthétique des anciens maîtres du Baroque. Même la Tonalité, noyau de la musique occidentale est reléguée à un second plan (Liszt et Wagner), le thème est faible ou marginalisé devant des accords complexes. C’est le flou postromantique du tournant du 20ème siècle, centré à Vienne (Mahler); et déjà dès la fin du 19ème siècle s’annonce un regain d’intérêt pour le passé lointain (surtout baroque), c’est le Néo-classicisme (chap. X).
Le 20ème siècle viendra bouleverser cet ethnocentrisme culturel, on ne dit plus musique classique mais contemporaine (chap. X) : Ecoles Nationales, Jazz, Electro-acoustique, Atonalité, Micro-tonalité, Musique de film et Musiques du Monde.
Le terme moderne « musicologue » désigne un intellectuel qui étudie la musique et son histoire, et il est généralement un bon musicien; on ne peut trouver de meilleurs exemples que ceux de Chailley et Lavignac. Dans le passé c’était différent, on parlait de « spéculation », ancien terme désignant la théorie (en musique)11, et qui signifie « méditer » (d’après « Le Petit Robert »). Et les théoriciens-spéculateurs, qui étaient très souvent des moines (les seuls qui détenaient le savoir), établissaient des principes et des règles que les compositeurs devaient respecter. Ils étaient influencés par la mentalité de l’Antiquité (de Saint Augustin III.1 et Boèce), et peu enclins à la pratique musicale. Ils avaient la mainmise sur la Théorie Musicale, avec la bénédiction de la sainte Eglise qui supervisait la musique officielle. Il y avait D’Arezzo qui a défini une échelle musicale dont le seul résultat a été de supprimer les quarts de tons et d’instaurer un langage semi-tonique rigide ne contenant que des intervalles standards de ton et demi-ton (et la Standardisation tue le charme). Plus tard, on abandonne les anciens modes (médiévaux) pour des raisons loin d’être convaincantes.
L’Europe n’a connu l’échelle heptatonique que vers le début de la Renaissance (fin 15ème), grâce à Ramos (sous-estimé, non reconnu) qui a élaboré un chant (« psallitur per voces istas ») à l’image de l’Hymne à Saint-Jean avec 7 notes (V.4) dont la 7ème est fluctuante (Si ou Sib). Cependant, les supporters de l’ « Intonation Juste » (IV.5) ne lâchaient pas prise et il fallait « composer » avec eux. Cette doctrine très louable préconisait que les degrés d’une échelle (ou du moins le maximum) devaient être consonants avec la tonique. Celle de Zarlino était impraticable à cause de tons de tailles différentes (V.5). Pietro Aaron a élaboré l’échelle méso-tonique d’après « le Cycle des Quintes »12, mais elle nécessitait plus de 12 notes par octave, 19 exactement (V.6). Défendue par Salinas et employée par Costeley, elle a fait l’objet d’études dès le 16ème siècle (Manuscrit de Berkeley [49]). Des claviers (orgues ou clavecins) à 19 touches, difficiles à manipuler, ont pourtant existé, comme ceux de Jehan Titelouze (d’après Mersenne) et de Zarlino (V.6). Les facteurs italiens ont essayé de résoudre ce problème13, en le simplifiant. Ils ont mis au point plusieurs prototypes de claviers dont le nombre de touches était inférieur à 19 mais n’étaient toujours pas assez maniables (VI.7). On a réduit le nombre des touches progressivement jusqu’à 14 pour terminer à 12 vers 1700. Les instruments à cordes (surtout avec frettes) et leur graduation duodécimale ont pesé lourd dans la suite des évènements. Après le chiffre 7 imposé par la Nature, on pourrait penser qu’une force divine a imposé le nombre 12, tous deux mythiques.
Pour réaliser l’ « Intonation Juste » (IV.5) il fallait baisser un peu la tierce (Do-Mi) d’un comma qui doit être dilué entre les 4 quintes (Do-Sol-Ré-La-Mi); cela à posé d’autres contraintes, auxquelles il fallait remédier (V.6 et Annexe 4). On a été amené à laisser de côté les arguments théoriques et on a fini par accorder le clavecin selon des impératifs purement esthétiques (Tempéraments irréguliers). Comme le faisait J.-S. Bach, il accordait (ou faisait accorder) le sien pour avoir les tierces les plus harmonieuses dans la tonalité principale (et ses proches voisines) au détriment des tierces des tonalités lointaines. Il a ainsi appelé son recueil « wohltemperierte klavier » (clavier bien-tempéré) et non pas « gleich-schwebende temperatur » (tempérament à division égale).
Quand on se pose beaucoup de questions, et qu’on met beaucoup de choses en doute, inévitablement on cherche à savoir ce qui se passe ailleurs, dans les autres civilisations. Si l’Europe de l’Ouest a réussi à faire accepter sa musique (savante) au reste de la Planète, ce n’est pas grâce à ses qualités musicales ou esthétiques; c’est la puissance militaire (industrielle et économique) qui a imposé les normes européennes : écriture, calendrier, religion, etc. D’autres Civilisations ont eu un passé glorieux, une culture développée et un art très raffiné, et c’est en musique où elles se sont le plus distinguées. Les musiques orientales (turque, perse, arabe, indienne) sont d’un raffinement inouï, et elles sont souvent ignorées par l’intelligentsia européenne, une bonne partie de cet ouvrage leur est dédiée.

1 - Numérisés par Google, la BNF (Gallica), archive.org ou d’autres sites.
2 - Cette dualité, dichotomie ou bipolarité « majeur-mineur » nous rappelle la philosophie du Yang et du Ying de l’Extrême-Orient.
3 - Marc Texier : « ce clavecin enharmonique [contenant des micro-tons], construit par Nicolas Vicentino, sur lequel Carlo Gesualdo composait son œuvre ? »
4 - « théologie sonore », voir s-chap. VI.2
5 - Des « avatars » de parcours, il y en a eu plusieurs, A. Cœurdevey en parle dans son livre « Histoire du langage musical occidental » [9].
6 - Définition du « Petit Robert » : musicien et chanteur au Moyen-âge. « Le Ménestrel » est aussi un journal de musique édité entre 1833 et 1944. Aux Etats-Unis, les « Minstrels » sont les musiciens-chanteurs qui sillonnaient les villes et villages de l’ouest américain (Brisson [18]).
7 - D’après le dictionnaire Quillet, au sens figuré le profane est « celui qui n’est pas initié à une science, un art », il est devenu l’opposé du sacré.
8 - Celle des ménestrels qui ont appris chez des maîtres dans des écoles appelées Ménestrandies, elles existaient depuis les 13-14ème siècles, alors que les « Scholae Cantorum » ancêtres des Conservatoires ne sont apparues que vers la fin du 16ème siècle, chap. III.
9 - « Il tente les audaces harmoniques les plus grandes (Je suis tellement amoureux), chromatismes chers aux madrigalistes italiens », Dictionnaire Larousse, 2005.
10 - « Souvent les thèmes étaient des chants populaires; ils retenaient et attiraient ainsi l’attention des auditeurs », Dubois [19]
11 - L’expression « Musica Speculativa » revient souvent dans la littérature et figure parfois dans des titres d’anciens livres.
12 - Méthode se basant sur la Consonance de la Quinte et de l’Octave (chap. IV) pour construire l’échelle musicale diatonique (heptatonique) d’abord, ensuite chromatique (duodécimale). Ne pas confondre avec « Le Cercle des Quintes », figure circulaire qui montre la formation des gammes et leurs armatures, et qu’on trouve partout dans les livres et sur la Toile.
13 - Stembridge : « the chromatic harpsichord with 19 keys to the octave was relatively common in Italy until the 1640s ».